Presque un an après la fuite massive de données médicales au Royaume-Uni, des centaines de milliers de patients restent sans réponse sur la nature des informations exposées par les cybercriminels.
Le 3 juin 2024, une cyberattaque d’une ampleur inédite frappait Synnovis, prestataire majeur de services de pathologie pour le National Health Service (NHS) à Londres. Derrière cette opération, le groupe de ransomware Qilin, connu pour ses tactiques de chantage numérique, avait réussi à infiltrer les systèmes du laboratoire et à s’emparer de données médicales critiques. Près d’un an plus tard, le silence qui entoure encore l’incident révolte les experts et inquiète les patients. Car malgré l’ampleur de la fuite, potentiellement plus de 900 000 personnes concernées, une majorité d’entre elles n’a toujours reçu aucune notification. Et certaines informations, comme des diagnostics de cancer ou d’infections sexuellement transmissibles, ont déjà été publiées sur le dark web.
Un silence inquiétant
Le scénario est digne d’un thriller numérique, mais il est bien réel. L’attaque, qui a paralysé une partie des activités de diagnostic sanguin dans les hôpitaux londoniens, a mis en lumière une vulnérabilité structurelle dans la gestion informatique du système de santé britannique. Si, dès les premières heures de la crise, l’urgence était d’ordre logistique, assurer les transfusions malgré la perte des systèmes de compatibilité sanguine, la question de la protection des données personnelles a rapidement émergé comme une problématique tout aussi cruciale.
Synnovis, à l’époque, avait indiqué avoir immédiatement lancé une procédure d’eDiscovery, un processus numérique d’analyse de contenu destiné à identifier les fichiers compromis et les personnes concernées. En septembre, soit trois mois après l’attaque, l’entreprise annonçait que le processus était « avancé« . Pourtant, au mois de mai suivant, aucun patient n’a été officiellement averti que ses données avaient été exposées.
Selon les résultats d’une analyse indépendante menée par la société CaseMatrix, spécialiste des violations de données, les documents volés contiennent des informations personnelles particulièrement sensibles. Il ne s’agit pas seulement de noms, de dates de naissance ou de numéros NHS. Des rapports médicaux, des formulaires de pathologie et d’histologie, qui détaillent les symptômes, les antécédents et les suspicions de maladies graves, font partie de la fuite.
« Les formulaires incluent des descriptions explicites de diagnostics liés à des cancers, des IST ou d’autres affections graves. Ces informations ont été publiées sur des forums accessibles aux cybercriminels« , alerte un analyste de CaseMatrix.
Le caractère profondément intime de ces données fait peser un risque évident sur les libertés individuelles, notamment en cas d’usurpation d’identité ou de stigmatisation. Pourtant, le droit britannique en matière de protection des données, notamment encadré par le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et ses déclinaisons nationales, est sans équivoque : les personnes dont les données sensibles ont été compromises doivent être informées « dans les plus brefs délais« , dès lors que la fuite présente un risque élevé pour leurs droits.
Des responsabilités diluées
Face à la pression médiatique et politique, Synnovis a maintenu une ligne défensive prudente. Dans ses rares déclarations, la société insiste sur la complexité de l’analyse des données volées et sur la nécessité de « confirmer avec certitude » les personnes concernées avant d’émettre toute notification. Mais cette prudence se heurte à l’impatience croissante des organisations partenaires et à l’incompréhension des patients.
Les NHS Trusts qui collaborent avec Synnovis, notamment Guy’s and St Thomas’ et King’s College Hospital, affirment qu’ils n’ont reçu aucune information concrète sur les fichiers les concernant. « Nous sommes toujours en attente des résultats du processus de découverte électronique« , explique l’un de leurs porte-parole, renvoyant systématiquement la responsabilité vers le prestataire de laboratoire.
Cette posture en cascade, où chacun renvoie la balle à l’autre, a pour effet direct une opacité préjudiciable pour les personnes concernées. Pour le régulateur britannique, l’Information Commissioner’s Office (ICO), il ne s’agit pas d’un simple retard administratif. Le non-respect de l’obligation d’information pourrait justifier des sanctions, notamment si la lenteur du processus d’analyse n’est pas jugée proportionnelle à la gravité de l’incident.
« Lorsqu’une violation entraîne la fuite de données médicales, les individus doivent être avertis sans attendre s’ils courent un risque important. Il en va de leur droit à la vie privée et à la sécurité », rappelle une directive de l’ICO.
Une crise sanitaire doublée d’une crise de confiance
La cyberattaque n’a pas seulement mis à mal la sécurité des données. Elle a également perturbé gravement les activités médicales quotidiennes du NHS. En juin et juillet 2024, plusieurs hôpitaux londoniens ont dû reporter des interventions chirurgicales en raison du manque de résultats de laboratoire disponibles. Le service de transfusion sanguine a dû, dans certains cas, recourir à des donneurs universels faute de pouvoir vérifier les groupes sanguins spécifiques. Cette gestion dans l’urgence a démontré à quel point l’écosystème médical dépend de ses infrastructures numériques.
Mais si la réponse opérationnelle semble avoir été progressivement restaurée, Synnovis affirme que ses systèmes critiques ont été reconstruits dès septembre, la question de la confiance dans les institutions médicales demeure. Le manque de communication proactive, le délai dans l’identification des victimes et l’absence d’accompagnement psychologique ou juridique renvoient à une crise éthique.
De nombreux patients, ayant appris l’existence de la fuite via les médias ou des forums spécialisés, vivent aujourd’hui dans l’angoisse. Certains craignent que des informations gênantes sur leur santé puissent être utilisées à des fins malveillantes. D’autres dénoncent un double standard : « Si c’étaient des données bancaires, tout le monde aurait été alerté en 48 heures« , déplore une patiente interrogée anonymement.
Le coût humain de la cybersécurité négligée
Il est encore difficile d’estimer le coût total de la cyberattaque. Les pertes financières pour Synnovis n’ont pas été rendues publiques, mais les coûts liés à la restauration des systèmes, aux audits de sécurité et aux potentielles poursuites judiciaires pourraient atteindre plusieurs millions de livres. À cela s’ajoutent les dommages d’image, ainsi qu’un éventuel encadrement réglementaire plus strict de la part des autorités sanitaires britanniques.
Mais au-delà des aspects économiques, c’est le coût humain de cette négligence numérique qui soulève des inquiétudes. La santé, domaine parmi les plus sensibles en matière de données personnelles, reste une cible privilégiée des cybercriminels. Dans un monde où les dossiers médicaux sont de plus en plus numérisés, l’attaque contre Synnovis agit comme un signal d’alarme.
Les experts en cybersécurité soulignent la nécessité de revoir en profondeur les protocoles de protection et de réaction des établissements de santé. Former le personnel, renforcer les pare-feu, crypter les données à plusieurs niveaux : les solutions existent, mais nécessitent des investissements souvent repoussés.
Une alerte mondiale
L’incident Synnovis dépasse les frontières britanniques. Il s’inscrit dans une tendance mondiale préoccupante : l’explosion des cyberattaques contre les hôpitaux, cliniques et laboratoires. En 2023, des établissements en France, en Allemagne et aux États-Unis ont été pris pour cible, souvent avec des méthodes similaires de rançongiciel. Et les motivations des pirates vont bien au-delà du simple gain financier : les données de santé, revendues sur le dark web, valent plus cher que les numéros de cartes bancaires.
Alors que Synnovis affirme aujourd’hui que son processus d’analyse est « presque terminé » et qu’il prépare les notifications aux patients et aux organisations concernées, beaucoup s’interrogent : pourquoi tant de lenteur ? Et surtout, comment éviter que de tels scandales ne se reproduisent ?
« Dans un secteur aussi sensible, l’opacité n’est pas une option. Il faut restaurer la confiance, non seulement par des mots, mais par des actes« , souligne un avocat spécialisé en droit du numérique.
Quelle responsabilité collective face aux cybermenaces ?
La cyberattaque contre Synnovis met en lumière un paradoxe majeur : à mesure que la médecine progresse grâce au numérique, elle devient aussi plus vulnérable. Comment garantir la confidentialité et la sécurité des données médicales dans un système de santé soumis à des tensions budgétaires et à des transformations rapides ? Et quelle part de responsabilité incombe aux prestataires privés, aux autorités sanitaires et aux patients eux-mêmes dans cette nouvelle donne numérique ?